En 1982, Lou Reed publie The Day John Kennedy Died ("Le jour où John Kennedy est mort"). Plus qu'une chanson, c'est un aveu : dorénavant, c'est en puisant dans une encre noire et endeuillée que la plume du New-Yorkais trouvera ses accents les plus inspirés. Le crépuscule de sa discographie sera ainsi hanté par les décès de figures aimées, du bel hommage à Warhol, Songs for Drella (1988), à Magic and Loss (1992), assombri par la mort du musicien Doc Pomus et de l'égérie de la Factory, Rotten Rita, en passant par Set the Twilight Reeling (1997), en mémoire du guitariste du Velvet Underground Sterling Morrison.
Aujourd'hui, si tous les musiciens qui se réclament de Lou Reed décidaient d'imiter leur maître et de lui rendre un hommage discographique posthume, c'est à un torrent de "tribute albums" qu'il faudrait s'attendre : rares en effet sont les chanteurs à avoir si profondément griffé leur discipline que ce Lou-là.
Quelques heures après l'annonce du décès du New-Yorkais, dimanche 27 octobre, la presse et les réseaux sociaux étaient déjà saturés de condoléances confraternelles. La liste est longue, qui va du cofondateur du Velvet, John Cale ("Le monde a perdu un grand poète et musicien... J'ai perdu mon copain de récré", a-t-il d'abord déclaré sur Facebook, avant de publier un communiqué meurtri) à Patti Smith ("Lou était un poète new-yorkais, à la manière de Walt Whitman" a-t-elle dit ici ; "Nous lui devons tous beaucoup", a-t-elle ajouté là).
La cohorte endolorie embrasse Iggy Pop ("Une effroyable nouvelle"), Brian Wilson ("Ses ballades me touchaient particulièrement. Sad Song était une de mes préférées. Il va nous manquer"), David Bowie ("C'était un maître"), Morrissey ("Il sera toujours dans mon coeur"), David Byrne ("Sa musique m'a beaucoup influencé"), le batteur des Roots ?uestlove ("Aww... merde"), l'ex-guitariste de Sonic Youth Lee Ranaldo ("Irremplaçable"), les Who ("Walk on the peaceful side"), Nile Rodgers ("J'ai joué avec lui l'an dernier, c'était super, je ne savais pas qu'il était malade") ou Geoff Barrow de Portishead ("Shit !!!").
En France, Etienne Daho ou Rodolphe Burger, auteur d'un disque de reprises du Velvet en 2012, ont exprimé leur tristesse. "Les trois premiers albums du Velvet Underground ont ouvert très grand les portes de ma sensibilité d'adolescent, je n'ai plus jamais été le même ensuite", a ainsi déclaré le premier. "Si je peux dire, comme la petite Jenny de la chanson du Velvet, que ma vie a été une première fois ''sauvée par le rock'n roll'' à l'âge de 10 ans, je peux ajouter qu'elle a été sauvée une deuxième fois, à l'âge de 20 ans, par le Velvet Underground, a renchéri le second. Je pensais alors avoir tourné la page du rock'n roll. D'autres musiques me passionnaient, notamment un certain jazz radical, dont j'ai appris plus tard qu'il était la référence cachée de Lou Reed et John Cale. J'ai découvert avec le Velvet que le rock n'était pas seulement une histoire de teenagers. Mais qu'il était peut-être l'art contemporain par excellence. Ils ont fait époque, leur rôle a été séminal, fondateur, et cela leur a échappé en grande partie, comme il se doit."
A l'aune de ces témoignages en cascade, le célèbre aphorisme prêté à Brian Eno résonne d'un écho particulier. Dans une interview, en 1982, le producteur et musicien aurait déclaré : "Le premier album du Velvet Underground ne s'est vendu qu'à 10 000 exemplaires, mais tous ceux qui l'ont acheté ont formé un groupe." De fait, cet héritage est d'autant plus difficile à recenser qu'il court à travers les genres, les générations et les continents. Pas un courant majeur de ces quarante dernières années qui n'ait payé, à des degrés divers, sa dette au grand méchant Lou.
Dès les années 1960, par le sulfureux truchement de Nico, des groupes aussi importants que les Rolling Stones ou les Doors s'imprègnent de la noirceur vénéneuse du Velvet, qui irriguera par exemple Stray Cat Blues des Stones, en 1968. La production de David Bowie sur Transformer (1972), deuxième album solo d'un Lou Reed aux lèvres grimées et aux ongles peinturlurées, atteste pour sa part du passage de témoin entre l'indécence du Velvet et l'incandescence du glam rock naissant.
Le legs est plus évident encore avec le punk et la new wave, tant dans leurs ramifications américaines que britanniques. Amateurisme assumé, mépris de la technicité, morgue à très haut voltage, poésie de caniveau : outre-Atlantique comme outre-Manche, les jeunes Turcs de la fin des années 1970 et du début des années 1980, de Television aux Modern Lovers, de Patti Smith aux Feelies, de Talking Heads à Suicide, d'Elvis Costello aux Smiths, s'ils n'ont pas toujours vu le Lou, l'ont du moins entendu.
En témoignent, entre autres, le discours d'intronisation du Velvet Underground au Rock and Roll Hall of Fame prononcé en 1996 par Patti Smith ("Ils ont ouvert des blessures qui méritaient d'être ouvertes, avec une brutale innocence") ou la splendide chanson hommage composée en 1992 par Jonathan Richman, leader des Modern Lovers ("Ils étaient sauvages comme les U.S.A.").
Quant aux larsens de Rock n'Roll Animal (1974) ou de Metal Machine Music (1975), deux des albums les plus bruyants de Lou Reed, ils électriseront bien des tignasses, des franges les moins bien coiffées de l'indus ou de la noise aux mèchus de Metallica, avec lesquels Reed enregistrera son dernier album, Lulu, en 2011. Moins tapageur, mais tout aussi hirsute, Bruce Springsteen concédera son dû en psalmodiant sur le morceau Street Hassle, de Lou Reed, en 1978.
Puis c'est sur les bancs des chapelles du rock dit indépendant que les plus ardents prosélytes seront recrutés. Par leur entremise, le culte du Velvet et de ses membres proliférera à travers les années 1980, 1990 et 2000, sur un mode psychédélique (Spacemen 3), bruitiste (Sonic Youth, Jesus & Mary Chain, Pixies, Nirvana, My Bloody Valentine, Pavement, Yo La Tengo), acoustique (Galaxy 500, Belle & Sebastian), branché (The Strokes, The Killers), opératique (Antony & the Johnsons) et même synthétique (Metric, qui conviera Lou Reed sur le morceau Wanderlust, en 2012).
Dans cet inventaire forcément lacunaire, il convient de ne pas mésestimer la place occupée par les musiques afro-américaines. On le sait, Lou Reed est venu au rock par amour du blues, du doo-wop, du jazz ; une filiation qu'il endossera tout au long de sa discographie, qui compte des collaborations avec des jazzmen de la trempe de Don Cherry ou d'Ornette Coleman. Le "flow" caractéristique de son chanté-parlé, cette scansion si particulière, bitumeuse et salace, synchrone avec les pulsations des mégalopoles, trouvera un écho fécond auprès des rappeurs. Ainsi, le collectif A Tribe Called Quest échantillonnera avec bonheur Walk On a Wild Side sur son tube de 1991, Can I Kick It?.
Il n'est d'ailleurs pas anodin que la dernière réussite musicale de Lou Reed consiste en ce que les rappeurs appellent un "featuring" : en 2010, le vieux grognard pose sa voix sur Some Kind of Nature, un morceau produit par Gorillaz, le projet hip-hop de Damon Albarn. Pas anodin, non plus, que son dernier grand texte soit une chronique de disque, et quel disque : Yeezus du rappeur Kanye West. Quelques semaines après la parution de l'album, en juillet dernier, Lou Reed écrit, sur le site Talkhouse, ce qui ressemble furieusement à un testament : "Il y a des moments de suprême beauté et grandeur sur ce disque, et d'autres qui ressassent la même vieille merde, confesse le rockeur, qui dit avoir été ému aux larmes par certains passages de Yeezus. [Kanye West] essaie vraiment d'élever le niveau. Personne ne s'approche de ce qu'il fait, il vit tout simplement sur une autre planète."
Le satellite Lou Reed peut s'en aller heureux : lui aussi vivait sur une autre planète, et les émotions qu'il transmettait depuis cet astre lointain n'ont pas fini d'éclairer la nôtre.