Santoka, célèbre moine japonais découvert à l’instant sur un site de citations en ligne – je trouvais ça assez « swag » de démarrer l’article par une citation –, avait coutume de dire :
« Il n’y a rien de plus facile à dire ni de plus difficile à faire que de lâcher prise. »
Cet auteur d’haïkus aurait pour sûr loué le travail d’Alfonso Cuarón sur « Gravity », en salles ce mercredi. Qu’il est casse-gueule pourtant que d’enfin montrer aux journalistes, puis aux blogueurs, puis au peuple un film tant loué de toutes parts, chef-d’œuvre auto-proclamé depuis sa mise en production... Habilement vendu, aidé par des teasers et autres bandes-annonces plus spectaculaires les uns que les autres, puis de critiques internationales unanimes dans la dithyrambe au fur et à mesure que le film se dévoilait dans tous les pays du monde : « Gravity » serait le film de la décennie.
Il n’y avait aucune réserve, aucun hic, et c’est souvent dans ce cas de figure que la déception est la plus propice à inopinément pointer son nez.
Que nenni, vous répondrait Santoka (en japonais). Evidemment, il faudra accepter de lâcher prise, d’être emmené dans tout ce que l’on serait d’ordinaire propice à détester : des acteurs jouant en incrustation sur fond vert, une 3D qui vous balance des boulons dans la gueule et Sandra Bullock, aussi.
Une 3D plus belle que jamais
Rien de tout ça ne viendra pourtant entacher l’énorme réussite du film, et le lâcher prise sera instantané : il suffira de voir la première scène, long plan séquence d’une quinzaine de minutes, caméra en apesanteur, images à couper le souffle et timing millimétré pour être propulsé illico dans l’espace avec les deux protagonistes (acteurs tous deux irréprochables), dans un « survival » pas du tout comme les autres – on y reviendra.
Perdre pied, à l’instar des deux seuls protagonistes du film, être comme parachuté dans un univers inconnu, loin de la gravité. Dans un univers en apesanteur, mais aussi en 3D.
Plus belle que jamais, la 3D prend tout son sens dans l’espace, là où les larmes et les clés à molette volètent au gré de leur volonté. Le tour de force du film réside en cette notion même de gravité, ici plus psychologique que mathématique.
La caméra, comme en apesanteur également, ne se posera jamais, et le spectateur de ressentir, à l’instar des protagonistes, cet étourdissement aussi agréable qu’anxiogène, en tout cas étonnamment jamais vomitif.
Pourquoi ne pas vraiment lâcher prise ?
A la dérive, on en viendra même à se demander pourquoi diantre les héros sont-ils si soucieux de s’accrocher à ces bouts de satellites. Pourquoi ne pas complètement lâcher prise ? Pourquoi ne pas se laisser faire ? Pourquoi Ryan et Matt ne parviennent-ils pas, comme nous, à se laisser guider par la magie, celle de l’univers pour eux, celle du cinéma en 3D pour nous ? Qu’arriverait-il, si d’aventure les personnages baissaient les bras ? Et d’ailleurs, serait-ce baisser les bras que de se laisser aller au gré du néant, au gré de la 3D ?
Plus pataude est la métaphore de la reconstruction de soi. Elle ne semble d’ailleurs pas préoccuper Cuarón outre mesure. Peut-être semblait-il sur le papier intéressant de raconter l’histoire de cette femme ayant vécu une douloureuse épreuve, et de la propulser seule face à ses questionnements dans un univers vierge de tout.
C’eût en tout cas été une gageure pour Cuarón – peut-être s’en est-il rendu compte au démarrage du tournage – que d’égaler les questionnements existentiels lancés par Tarkovsky dans le magnifique « Solaris » (1972).
Habile est donc le choix du réalisateur du déjà magnifique « Les Fils de l’homme » de préférer, plutôt que de se lancer dans les pistes réponses aux grands questionnements de l’humanité, montrer le choix de ses personnages de survivre coûte que coûte.
Plus qu’un objet de Futuroscope
On pourra les juger beaux et courageux, ou bien carrément pitoyables, hypothèse d’ailleurs cent fois plus intéressante. A quoi bon ? Pourquoi t’entêtes-tu donc à rattraper les boulons in extremis ? Et, par voie de conséquence, pourquoi s’entêter à faire des films spectaculaires en 2D lorsqu’on voit les possibilités qu’apporte – et apportera, surtout, dans les années à venir – la technologie 3D ?
Le dernier plan du film, plastiquement contestable, voire assez moche, mais que l’on se gardera bien de « spoiler ici », pourra orienter le jugement de chacun. Il n’est en tout cas pas anodin du tout.
De premier abord exceptionnel objet de Futuroscope, « Gravity » s’avère après réflexion déborder de pistes de lecture, tant humaines que cinématographiques. De quoi alimenter bien des discussions entre collègues à la cantine, et avec tonton René aux repas de famille (sortez-lui la citation de Santoka, ça lui clouera le bec). C’est sûrement ça, un chef-d’œuvre.